« La royale armée, dans sa marche destructrice, a déjà touché au continent qui nous fait face ; elle a traversé le détroit de Hellé, fille d’Athamas ; des câbles de lin ont lié les navires ; un pont solidement fixé par des clous a livré le passage, et la mer a courbé sa tête sous le joug. »
La royale armée dont il est question dans cette lamentation du chœur des Perses d’Eschyle1 , c’est celle de Xerxès, Roi des rois, Empereur des Mèdes, qui vient en 480 avant Jésus-Christ envahir la Grèce afin de venger l’affront infligé quelques années plus tôt à son père Darius, dans la plaine de Marathon. Pour cela, Xerxès et ses soldats doivent atteindre l’Europe et donc franchir l’Hellespont, c’est-à-dire le détroit des Dardanelles d’aujourd’hui, frontière séparant deux mondes. Pour traverser, il faut un pont, qui est à construire : le choix technique se porte sur le principe du pont de bateaux.
Bâtir un pont sur l’Hellespont est un défi : non pas tant en raison de la largeur du détroit, qui fait environ 1 200 mètres au point le plus resserré au niveau de la Cité grecque d’Abydos, sur la côte asiatique, car les ingénieurs du temps savent franchir les fleuves les plus larges, mais plutôt parce qu’il s’agit d’un bras de mer et non d’un fleuve, avec ses vents, ses courants et ses tempêtes. Xerxès doit d’ailleurs s’y reprendre à deux fois : un premier pont est emporté car le détroit est un point de rencontre entre des vents et des courants contraires, venus tant du Nord que du Sud et les contraintes naturelles sont fortes.
Les incompétents punis, Xerxès ordonne une seconde tentative, dont les détails sont connus grâce au récit qu’en fait Hérodote, dans son Enquête2 . Il s’agit tout d’abord de mettre en place une structure qui soit flottante et souple, capable de composer avec la puissance de l’environnement maritime : « Voici comment ils s’y prirent. Ils attachèrent ensemble trois cent soixante vaisseaux de cinquante rames et des trirèmes, et de l’autre côté trois cent quatorze. Les premiers présentaient le flanc au Pont-Euxin, et les autres, du côté de l’Hellespont, répondaient au courant de l’eau, afin de tenir les cordages encore plus tendus. Les vaisseaux ainsi disposés, ils jetèrent de grosses ancres, partie du côté du Pont-Euxin pour résister aux vents qui soufflent de cette mer, partie du côté de l’occident et de la mer Egée, à cause des vents qui viennent du sud et du sud-est. » Une fois la structure du pont posée et la force des éléments naturels amortie, il s’agit de rendre cette structure portante, de lier les éléments entre eux de manière à ce que les éléments juxtaposés forment un tout rigide et sûr, ne risquant pas de se disloquer : « Ce travail fini, on tendit les câbles avec des machines de bois qui étaient à terre. On ne se servit pas de cordages simples, comme on avait fait la première fois, mais on les entortilla, ceux de lin blanc deux à deux, et ceux d’écorce de byblos quatre à quatre. » Il ne reste donc plus qu’à installer un revêtement sur la structure permettant le passage hors d’eau : « Le pont achevé, on scia de grosses pièces de bois suivant la largeur du pont, et on les plaça l’une à côté de l’autre dessus les câbles qui étaient bien tendus. On les joignit ensuite ensemble, et lorsque cela fut fait, on posa dessus des planches bien jointes les unes avec les autres, et puis on les couvrit de terre qu’on aplanit. Tout étant fini, on pratiqua de chaque côté une barrière, de crainte que les chevaux et autres bêtes de charge ne fussent effrayés en voyant la mer. »
Les Perses passent donc l’Hellespont et Hérodote se fait l’écho du prodige : « Quand Xerxès fut en Europe, il regarda défiler son armée sous les coups de fouet, ce qui dura pendant sept jours et sept nuits sans aucun relâche. Le roi ayant déjà traversé l’Hellespont, on prétend qu’un habitant de cette côte s’écria : « Ô Jupiter ! pourquoi, sous la forme d’un Perse et le nom de Xerxès, traînes-tu à ta suite tous les hommes pour détruire la Grèce ? il te serait aisé de le faire sans leur secours. » Ce que dit Hérodote dans ces lignes va au-delà de l’émerveillement : ce qu’il interroge, c’est la capacité pour un simple humain, tout Roi des rois soit-il, de réussir cet exploit.
Pour Hérodote, la question du pont est finalement d’abord un enjeu culturel : construire un pont, c’est s’affranchir des rives, des côtes ou encore des falaises dessinées par les dieux, c’est s’inscrire dans le temps long de la fabrication des paysages, c’est forcément toujours faire preuve d’une grande ambition. Dans le cas de Xerxès, c’est même sans doute plus qu’ambitieux : c’est un acte contre-nature et sacrilège, un acte de transgression et de démesure. La suite de l’histoire est connue. Des Thermopyles à Salamine puis à Platée, les Perses connaissent de nouveau la défaite et ils n’auront jamais la Grèce ; le pont, quant à lui, est disloqué par les tempêtes avant même le retour des vaincus, qui doivent rejoindre l’Asie en bateau.
Si ce récit garde encore toute sa force aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’il accorde à l’ouvrage d’art la plénitude de sa valeur : le pont est à la fois exploit, celui du bâtisseur qui, face aux contraintes de la nature, déploie tout son talent, sa technè, et aspiration humaine au périlleux dépassement des limites, pouvant aller jusqu’à la démesure, ce que les Grecs nomment l’hubris. Sur l’Hellespont, Xerxès remporte une victoire contre les éléments, mais il prépare aussi sa déroute : cette ambition punie est sans doute pour lui le prix à payer pour faire entrer son pont dans la grande Histoire.